Goussainville - Avril 2093
Triachka doit traverser les banlieues nord de Paris en voiture. Ce n'est jamais agréable de venir ici, elle aurait préféré prendre l'autoroute et filer tout droit sans se confronter à toute la misère de ces quartiers. Mais par malheur, l'autoroute est fermée. Et double coup de malchance, sa jauge d'oxygène est basse, et elle doit s'arrêter pour faire le plein.
Elle s'arrête dans une petite rue, à côté d'un distributeur d'ox public. Elle met son masque, ouvre le sas et sort de sa voiture. Les immeubles sont aussi gris que la chaussée et que les nuages de pollution qui flottent tout autour d'elle.
Triachka branche le tuyau sur l'arrivée d'ox de sa voiture. Il lui faut presque 3.000 litres. À deux centimes du litre, elle va en avoir pour une soixantaine d'euros. C'est vraiment de l'arnaque, ces distributeurs de rue. L'air obtenu après le plein sera de qualité médiocre : les filtres de sa voiture vont réutiliser l'azote et les autres éléments déjà présents dans l'habitacle pour former un mélange respirable. Mais elle n'aura pas la qualité optimale de l'air de ville pré-mélangé qu'elle respire chez elle. Et pourtant, l'air pré-mélangé revient beaucoup moins cher qu'un simple plein d'ox.
Triachka regarde autour d'elle. Dans l'immeuble d'en face, elle voit une chose invraisemblable. Quelque chose de complètement fou. Elle n'avait pas vu ça depuis au moins dix ans. Elle voit une fenêtre ouverte.
Ces gens sont tarés ! L'air pré-mélangé est plus économique que l'ox des pompes, mais il est tout de même suffisamment cher pour ne pas le jeter par la fenêtre !
Les ouvrants pivotent librement sur les charnières, au gré du vent. Les petites oscillations semblent sans fin. Et parfois, sur un revers, le cadre en PVC percute un petit nuage noir de pollution, qui s'éparpille alors dans l'air gris ambiant. C'est une vision proprement incroyable.
Un avion passe au-dessus de la rue. C'est un cargo, un de ces énormes aéronefs qui transportent les marchandises d'un bout à l'autre du globe. Probablement un transport d'air. Triachka n'a jamais compris pourquoi les plus riches font venir leur air d'aussi loin. Oxygène de la forêt amazonienne, vapeur d'eau des glaces arctiques, azote du Groenland… Ces produits de luxe lui ont toujours semblés ridicules. La composition de l'air obtenue avec ses produits d'importation est exactement la même que celle de l'air de ville. 78% d'azote, 21% d'oxygène… Qu'est-ce que ça change que l'oxygène ait parcouru des milliers de kilomètres avant d'arriver dans ses poumons ? Certains se flattent de l'idée que ce serait plus sain, plus naturel. Mais la moindre analyse chimique conclut à l'absence complète de bénéfices de l'air importé. Il est simplement beaucoup plus cher. Et bien sûr, les avions-cargos qui importent l'air du pôle nord déversent de noires fumées qui polluent la planète…
Autrefois, des mouvements écologistes ont voulu faire interdire l'importation d'air par avion. Ils voulaient le limiter au transport par bateau, moins polluant. Mais les industriels ont relevé cela comme une intolérable atteinte à leur liberté. Interdire ? Et puis quoi encore ? Le marché s'auto-régule. L'importation d'air par avion est plus chère, et donc, si les clients sont prêts à payer pour, c'est qu'ils en ressentent un besoin véritable. Au nom de quoi pourrait-on déclarer que ce besoin n'est pas valable ?
Les nuages de pollution émis par l'avion continuent de descendre, comme une grosse chape noire. Ils vont bientôt arriver en haut de l'immeuble. Triachka ne va pas pouvoir repartir tout de suite. Il sera impossible de conduire pendant un bon quart d'heure, dans cette purée de poids. Si seulement elle était sur l'autoroute, dans un des tunnels protégés…
Soudain, un coup de sifflet retentit. Il est émis par une machine grossière, une sorte de boîtier mal peint avec des fils protubérants de tous côtés. Triachka ne l'a vu qu'une seconde, l'appareil est en train de disparaître dans le nuage de pollution.
Un visage parait à la fenêtre ouverte. C'est un enfant, mais… Il fait un sourire à Triachka, jette un regard vers le haut, voit le nuage de pollution qui descend sur lui, et s'empresser de fermer.
Triachka aussi se met à l'abri. Elle remonte dans sa voiture, et attend que le nuage noir les engloutisse. Elle n'allume pas la lumière de l'habitacle. Dans l'obscurité, elle contemple le visage de cet enfant qu'elle n'a vu qu'un instant. Il est d'une pâleur extrême, très maigre, les membres grêles. Il ne doit faire que très peu d'exercice physique. Son sourire est difforme, les dents sont plantées de traviole et les lèvres de l'enfant sont tellement gercées qu'elles en saignent.
Ce gamin a-t-il déjà vu un médecin ? L'air malsain qu'il respire à longueur de journée le rend chétif et malade. Pourquoi ses parents le laissent-ils respirer de la merde pareille ? Ils devraient s'abonner au pré-mélangé. Peut-être qu'on leur a coupé l'air pour impayé ? Ces pauvres, incapables de gérer leur budget, toujours à acheter des écrans dernier cri et des stations de jeu au lieu de payer les factures ! Il y a des gens qui ne devraient pas avoir le droit de faire des enfants, c'est n'importe quoi de vivre comme ça, de respirer de l'air naturel, de se balader sans masque…
Triachka pose la tête sur le dossier de sa voiture. Puis elle regarde dehors. On ne voit rien. De la fumée noire, l'air pollué par l'avion-cargo géant qui a survolé la rue il y a quelques minutes. Il va à Roissy, probablement. Et sa cargaison ? Quel genre de gens achète cet air ? Elle essaie d'imaginer…
Au Palais Vivienne, des experts en stratégie d'entreprise vantent la qualité de leur air importé directement de Norvège par avion. C'est une nouveauté : il est récupéré directement depuis les poches d'air des glaciers en train de fondre. De l'air qui était emprisonné là depuis des centaines d'année. De l'air naturel, comme en respirait nos ancêtres… Bien évidement, il a été retraité, pour être rendu encore plus sain. Mais il a conservé une petite odeur naturelle, une senteur marine assez subtile que les nez les plus raffinés savent apprécier. C'est une rareté. Un produit exceptionnel. Et nous en avons besoin, n'est-ce pas, pour activer nos neurones et travailler au mieux sur ce nouveau plan de licenciement ?
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